La juristocratie doit préserver la démocratie – Horace Adjolohoun

27 Jan 2021 | 0 commentaires

Par Docteur Horace S. ADJOLOHOUN

Expert en droits de l’homme et droit constitutionnel comparé,
Juriste principal à la Cour Africaine des droits de l’Homme et des peuples

 

Le Bénin n’a inventé ni la démocratie ni la Constitution. En revanche, le peuple souverain du Bénin s’est fait son propre constitutionnalisme par la Constitution qu’il a adoptée le jour mémorable du 11 décembre 1990. Les commentateurs ont pu, à une certaine époque, opiner que la Constitution béninoise est sortie d’une boîte à génie. Peut-on en dire autant de la Constitution en action ? Les signaux socio-politiques semblent faire une réponse bien mitigée. Quoi qu’il en soit, les principaux tenants de ce deal socio-politique se ramènent, entre autres, à la séparation des pouvoirs, à l’état de droit, à la démocratie représentative, à la suprématie de la Constitution et à la sauvegarde des libertés fondamentales. Aux fins d’une exécution qui comble les espoirs du peuple épris de bien-être socio-économique et politique, le même contrat a érigé des institutions qui se partagent les rôles d’interprète, médiateur, garant et gardien de la Loi fondamentale. L’impérieuse mission desdites institutions est par conséquent de puiser dans le texte et l’esprit de la Constitution, les moyens nécessaires à la réalisation au nom et pour le compte du peuple souverain, de la démocratie, de la liberté de penser mais surtout de boire et de manger.

Au cœur, si ce n’est au faîte, du système ainsi échafaudé, siège la Cour constitutionnelle, institution que le peuple souverain a investi de la mission de protéger, promouvoir et garantir l’ordre constitutionnel. Mais le peuple a également soumis la Cour à l’impérieuse obligation de respecter et de faire respecter la Constitution. A des moments marquants du constitutionnalisme béninois, il s’est pourtant dégagé la forte impression que la mission a pris le pas sur l’obligation ; que le gardien s’est converti en propriétaire ; que le protecteur s’est mué en pourfendeur ; et que l’agent s’est érigé en administrateur. Si je postule que l’agent y est très souvent conduit par les tiers, l’histoire jurisprudentielle qui sous nos yeux s’égrène me force à penser qu’il y a aussi une responsabilité propre à l’agent.

Certains édits marquants de la Cour constitutionnelle du Bénin ont suscité des réactions inédites tant dans l’opinion supposée non érudite que dans les rangs des juristes et politologues les plus avertis, y compris des potiers de la Constitution béninoise de 1990. A y regarder de près, la démarche s’est faite ou se fait par gradation, de la juristocratie traditionnelle à la juristocratie au second degré. D’abord, il y a eu la minorité ou la majorité à géométrie variable ou ce que j’appelle la théorie de la minorité mouvante. Ici, une certaine composition de la Cour a dit, sans recours, que lorsque la minorité se penche d’un côté à une époque déterminée, la majorité prend tout en application de la démocratie intégrale ou rigide. Quelques mois plus tard, la même composition de la Cour disait, alors que la minorité était passée du côté opposé, que la summa divisio doit s’appliquer au nom du principe qu’en démocratie le plus fort ne peut tout prendre. Cet édit est entré par la voie royale dans la chambre supérieure des « principes à valeur constitutionnelle ».

A une étape subséquente, la barre a été très sensiblement relevée. Alors que le texte de la Constitution prévoit expressément et limitativement trois prescriptions intangibles (qui ne peuvent faire l’objet de révision) que sont l’intégrité du territoire, la forme républicaine et la laïcité de l’Etat, la Cour constitutionnelle du Bénin a estimé que le texte écrit était incomplet. Hors du texte explicitement limitatif, la Haute juridiction est allée par conséquent puiser dans les travaux de la conférence nationale pour rallonger la liste de deux nouvelles prescriptions que sont le nombre de mandats du président de la République et le type présidentiel du régime politique. Des commentateurs avaient lu cette décision comme salvatrice pour la démocratie béninoise qui était à l’époque sous la pressante menace d’une révision opportuniste de la Constitution. De l’avis de certains d’entre eux, le débat sur la hiérarchie entre le gardien et le propriétaire avait été réglé de longue date : la Constitution est ce que la Cour constitutionnelle dit qu’elle est. La conséquence de cet édit est que même si l’envie lui en prenait, le peuple béninois ne pourrait pas réviser, entre autres, les dispositions limitant à deux le nombre de mandats du Président de la République ainsi que celles consacrant le type présidentiel du régime politique, sinon à adopter nécessairement une nouvelle Constitution. Les protagonistes de cette juristocratie exacerbée avaient d’ailleurs soutenu que les seules parades à la décision de la Cour étaient la révolution populaire et le coup d’état. Dieu et les mânes de nos ancêtres nous en épargnent !

En tant qu’observateur averti des institutions gouvernées par les humains, il est un facteur qui emporte ma totale affection : le temps. Le temps est passé et la Cour, à un autre moment crucial de l’époustouflante randonnée démocratique du Bénin, a été saisie pour mettre fin à une situation léthargique. Suite à l’impasse créée par l’échec des acteurs politiques à – si ce n’est le refus de – s’entendre sur la finalisation de la Liste électorale permanente informatisée (LEPI) par le Conseil d’orientation et de supervision (COS/LEPI), la Commission électorale nationale autonome (CENA) n’a pu fixer la date des élections devant se tenir au premier semestre de l’année 2015 (législatives, d’une part, et municipale, communale et locale, d’autre part). Saisie pour mettre un terme à cette léthargie, la Cour constitutionnelle du Bénin a, par Décision DCC 15-001 du 9 janvier 2015, non seulement enjoint le COS/LEPI d’achever impérativement l’actualisation de la LEPI mais également fixé les dates des deux élections. Dans la perspective des fondamentaux du constitutionnalisme évoqués plus haut, il semblerait bien que les lignes d’intervention et de compétence aient muté. En doctrine constitutionnelle, cela aurait été qualifié de ‘juristocratie’ mais seulement au premier degré. Il y a juristocratie au second degré, lorsque Marbury c/ Madison est violé. Ma posture d’analyste constitutionnel me fait ardemment penser que la décision sur les options fondamentales tombe dans la seconde catégorie, qu’il s’agisse d’une juristocratie inhérente ou impulsée.

Mais même en supposant que le contentieux électoral tombe désormais de manière traditionnelle dans les attributions largement acceptées comme dévolues aux juridictions constitutionnelles, il peut bien donner lieu à la juristocratie. A cet égard et en se penchant sur les moyens du requérant dans la Décision DCC 15-001 du 9 janvier 2015 de la Cour constitutionnelle du Bénin, on note que la Haute juridiction est saisie d’un « recours en vue d’une production urgente d’une LEPI fiable », pas plus ni moins. Par le bénéfice des motifs sur lesquels la Cour elle-même fonde sa décision, on note que la requête ne tend pas à faire fixer les dates des deux élections mais plutôt à ordonner au COS/LEPI de « valider le travail technique de la Commission nationale de traitement (CNT) ». Investie par le Code électoral pour connaître de « tout le contentieux de l’actualisation de la LEPI », c’est donc de pleine compétence que la Cour a fixé la date au plus tard à laquelle l’actualisation de la liste devait être terminée (mon soulignement).

Soit, mais la Cour avait-elle compétence pour, au surplus, fixer les dates des élections elles-mêmes ? A supposer qu’elle l’était, le Requérant l’en avait-il saisie ? Dans l’hypothèse, du reste manifeste, d’une double réponse négative, la Cour a-t-elle assis avec succès la compétence qu’elle a ainsi exercée ? Sans préjuger des propositions externes auxquelles je reste humblement réceptif, je suggère qu’entre le ton savamment mesuré du dernier considérant qui conclut que la seconde élection « doit pouvoir se tenir le 31 mai 2015 » et l’édit impératif du dispositif par lequel la Cour décide que la même élection « doit impérativement avoir lieu le 31 mai 2015 », il est passé par là un brin de juristocratie (mes soulignements). Il faut s’empresser de dire que la juristocratie n’a rien de nécessairement péjoratif ni même d’absolument négatif puisqu’elle est susceptible de sauver la démocratie de bien des impasses. Cette concession faite, l’analyste devrait plutôt se soucier des effets secondaires de ce sifflet magique dont la Cour fait désormais un usage fréquent pour, aux dires de ses admirateurs que je suis – soit dit en passant –, « siffler la fin de la récréation ». Il y a lieu en l’occurrence de soumettre au Comité d’arbitrage de la démocratie représentative – de ma modeste création –, l’usage sélectif et parfois risqué du sifflet auquel la Cour pourrait être conduite.

La Décision DCC 15-093 du 15 avril 2015 offre au Comité d’arbitrage de la démocratie représentative, une belle opportunité d’évaluer l’usage de ce sifflet constitutionnel. L’interrogation pertinente est, dans cette espèce, de savoir si la compétence de la Cour constitutionnelle à réguler le fonctionnement des institutions prend ascendance sur celle de la Cour suprême à connaître de « tout le contentieux » des élections municipale, communale et locale. Puisque la Cour constitutionnelle a exercé compétence pour imposer – j’allais dire fixer – la date des élections dans le noble dessein de sauver la démocratie béninoise de l’impasse dans laquelle les acteurs politiques l’avait plongée, par quel atermoiement jurisprudentiel la même Cour décline-t-elle compétence à l’heure de se prononcer sur le report de la date qu’elle avait elle-même fixée quelques semaines seulement auparavant ? (mon soulignement).

La réponse demeure dans le temps. En effet, la décision de la date de la seconde élection est retournée dans l’Agora, là où la CENA a dû engager des consultations avec les forces politiques pour prendre une décision qui, dans sa nature, est demeurée politique. Mais attention à ne pas s’y méprendre. La juristocratie semble avoir été élue comme la pirouette favorite des institutions politiques dans les démocraties du nouveau constitutionnalisme africain, tout au moins en ‘Afrique noire francophone’ (pour indiquer que j’ai quelques appréhensions avec cette formule). A preuve, puisqu’au cours de la récréation électorale, la CENA du Bénin a conduit avec succès des négociations qui ont abouti à un accord politique sur la date du 28 juin 2015, quel était le bien-fondé d’une nouvelle saisine de la Cour pour qu’elle « fixe » cette date ? En effet, la question pertinente est : est-ce la CENA, avec l’assentiment des acteurs politiques, ou plutôt la Cour qui a fixé la nouvelle date ? La réponse est dans les questions précédentes : par juristocratie, les acteurs politiques s’étaient déjà déchargés sur la Cour constitutionnelle, par première judiciarisation (DCC 15-001, précédents et subséquents), de leurs prérogatives de décision politique. Lorsque l’on a fabriqué son talisman, il faut le porter. Ils ont dû par conséquent, au risque de ne pouvoir exécuter leur propre décision, obtenir de la Cour l’autorisation de déroger à son premier édit.

La cadence de la gradation a pu être marquée par une approche en « dents de scie ». Parfois, la juristocratie est acceptable, parfois elle déborde du lit conventionnel, d’autres fois encore elle semble réécrire la Constitution, puis elle semble la réviser et l’instant d’après elle bannit toute révision « non-consensuelle » tant par l’Exécutif que par le Législateur ; alors seulement, elle monte interdire au peuple souverain de changer les clauses du contrat qu’elle a librement souscrit avant elle-même, la juristocratie, de procéder au changement de Loi fondamentale par ajout explicite, par mutation, par extension, par soustraction, par interférence et par suprématie. Un moment, la juristocratie interdit au Législateur d’ajouter à la Constitution des conditions supplémentaires en cherchant à préciser « le moment des élections » comme la période allant de l’installation de la CENA à la proclamation des résultats ; un autre moment, la juristocratie autorise à ajouter des options fondamentales. Enfin, à une autre très belle occasion, le 40e anniversaire est célébré par avance.

Fort heureusement ou malheureusement, ces tendances ne sont ni insolites ni typiques au Bénin. La Cour constitutionnelle du Burundi use de moyens similaires dans sa Décision RCCB 213 du 5 juin 2008 pour introduire le mandat impératif comme norme constitutionnelle et confirmer la procédure de destitution de députés de l’opposition parlementaire ! Dans une décision subséquente dont la célébrité n’a désormais d’égale que sa singularité, la même Cour a, en dépit des émois du peuple souverain qui, dans la rue, suait sang et eau pour défendre la Constitution dont elle s’est dotée, déduit un troisième mandat d’une exception expresse non-équivoque au mode de la première élection du Président de la République. La Cour a réalisé cette prouesse en présence d’une Constitution dont la lettre, le corps, l’esprit et l’âme limitaient expressément à deux le nombre de mandats présidentiels. Hors du continent, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême du Honduras s’était adonnée à une prestidigitation bien plus complexe. La Haute juridiction hondurienne avait, par interprétation inversée des clauses constitutionnelles insusceptibles de révision, non seulement levé le verrou de la limitation du nombre de mandats mais également supprimé la disposition consacrant l’intangibilité de ladite limitation.

Les illustrations de la juristocratie foisonnent de par le monde, tantôt perçues comme salvatrices, tantôt reçues comme moins profitables à la démocratie représentative et au constitutionnalisme. En somme, si l’on peut se féliciter de ce que le juge constitutionnel béninois préserve largement son image d’arbitre proactif et de gardien zélé de la Constitution, il y a à craindre que les poussées juristocratiques n’emportent dans leurs flots le nec plus ultra du Bénin : sa démocratie. Aussi bien la Constitution que la Cour constitutionnelle demeurent les créatures du peuple souverain. Il faut garder à l’esprit que lorsqu’il paraîtra dans sa majesté, le souverain brisera les édits de ses créatures dont il demeure l’unique géniteur. Il y a lieu par conséquent de souhaiter que la juristocratie préserve nécessairement la démocratie.

(Publié sur fraternitebj.info)

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